Presque une décennie après avoir joué avec le concept du rôle au cinéma dans Holy Motors (2012) —comme une succession d’hommages aux plus belles créations du septième art, tant dans leur atmosphère que dans leur plasticité, Leos Carax revient avec Annette, « comédie musicale », mais plutôt tragédie d’une célébrité au goût amer. L’écran noir qui ouvre le prologue nous prépare à une cascade de spectacles, à un déferlement de gloire et d’applaudissements, d’éclats de rire et de chants en choeur. Dans ce monde d’opulence et de lumière, où tout éblouit et résonne, tout semble magnifiquement orchestré : dès l’ouverture du film, on assiste à une scène d’enregistrement musical du groupe Sparks, qui s’enchaîne avec l’arrivée, presque triomphale, des acteurs principaux scandant le refrain « So May We Start ». Tout est parfaitement coordonné, les regards braqués sur le spectateur, la musique entêtante et éclatante, les pas se succédant au rythme du morceau. Plus de retour en arrière possible, on est bel et bien rentré dans la danse.
Dans la ville nocturne de Los Angeles, des panneaux publicitaires scintillants invitent aux spectacles respectifs de Henry McHenry (Adam Driver), star du stand-up, et de sa compagne Ann Desfranoux (Marion Cotillard), cantatrice. Toute la mise en abyme et la polysémie du spectacle y sont déployées : d’abord dans le numéro de « Ape of God » soi-disant comique de Henry, où les éclats de rire du public font partie intégrante de la partition musicale, et sont repris en écho par le choeur, puis lorsqu’il retrouve Ann après son numéro, sous une avalanche de paparazzis. Il se donne alors en spectacle, justement, jouant sur son anonymat en gardant son casque de moto, prenant des poses grotesques avec sa compagne, et faisant valser son bouquet de fleurs dans les airs. La vie du couple de stars est aussi, à l’image de ce qui orchestre leur carrière, un spectacle à part entière, composé de numéros scéniques, et de numéros ancrés dans une réalité quotidienne façonnée pour séduire et attiser la curiosité du public —par la médiatisation tape-à-l’oeil et abusive de la presse. Le film se présente comme une tragédie divisée en plusieurs épisodes, tous narrés à coups de com people, ponctuée du chant du choeur des paparazzis.
Mais sous l’apparence éclatante de la carrière spectaculaire du jeune couple, se dissimule une part d’ombre dans des coulisses assez morbides. Henry, au cours d’un énième numéro, fait semblant de mourir étranglé par son micro, comme étouffé par ce trop-plein de jouissance et de célébrité, tandis que les spectacles d’Ann se concluent par la mort simulée de cette dernière. Il y a quelque chose de macabre dans ce cycle infini des numéros qui se répètent, des acclamations du public, et de sa demande incessante d’être ébloui et enchanté. Le succès ronge le couple à petit feu et les dévore de l’intérieur. En dehors de cette fête infinie, Henry roule à moto, visage dissimulé sous son casque, dans la nuit sur une route qui ne semble pas avoir de fin —il y a là présence d’un thème de la fuite certain, fuite de son spectacle, de sa condition de « Ape of God », de sa notoriété. Par-dessus le grondement sourd du moteur se joue le morceau « We Love Each Other So Much », à la mélancolie en mineur qui rappelle celle de « I’m Deranged » de Bowie sur le générique de l’hermétique Lost Highway de Lynch. Comme un clin d’oeil à cette route qui s’enfonce dans les ténèbres sans jamais s’arrêter. Pendant ce temps, Ann se prélasse dans la voiture de son chauffeur en croquant son éternelle pomme rouge : et si c’était le symbole de sa célébrité comme un cadeau empoisonné ? Car en effet, Annette est un peu comme un conte, tant par sa forme musicale que par sa tonalité tragique.
A ce tableau de la gloire en deux volets opposés s’ajoute le déclin macabre de Henry, dont le succès s’estompe, suite à une mauvaise blague lors d’un numéro qui lui vaut la haine des spectateurs et des huées à n’en plus finir. La naissance de Baby Annette, pantin malléable par ses parents, apparaît alors comme une tentative de se recréer, de transmettre cette gloire énergivore à sa progéniture. Cette naissance est à ce titre elle aussi spectaculaire, encore une fois accompagnée d’un choeur et du refrain « She’s Out of This World » : littéralement, une enfant pantin qui n’appartient pas à ce monde dépravé à la violence déferlante.
Pour tenter d’échapper à la tourmente qui envahit peu à peu le couple, la famille part en croisière à bord d’un bateau, et lors d’une tempête prophétique, se produit le drame : Henry tue sa femme. Et Baby Annette, dans tout ça, devient la marionnette par laquelle Henry tente de recouvrer sa gloire ancienne : il se sert de son enfant pour ressentir à nouveau tout ce qu’il a perdu : l’amour, la reconnaissance, l’admiration, le culte. Mais c’est bien cette enfant, marionnette musicale, qui finira par rétablir la vérité et dénoncer les vices de son propre père. Tout ce triomphe n’était qu’illusion. Leos Carax, dans cette épopée de l’arrivisme, rend hommage à toutes ces grandes tragédies de la célébrité délétère, comme Sunset Boulevard de Billy Wilder : comment ne pas penser, lorsque le chef d’orchestre, ancien amant d’Ann Desfranoux, est retrouvé mort dans la piscine de Henry, au « scénariste raté » qui subit le même sort dans le film de Wilder ? Et à la manipulation magistrale de l’admiratrice qui prend peu à peu la place de son actrice favorite de All about Eve de Mankiewicz, lorsque Henry qui manipule sa marionnette de fille finit par être emprisonné littéralement de sa propre supercherie ? Et puis, le titre de son numéro, « Ape of God » —littéralement le singe de dieu, le pose comme celui qui exerce une domination et une manipulation à la fois sur son entourage et sur son public.
Leos Carax nous avait prévenu avant même que son film ne commence, en voix off sur un écran noir : il fallait retenir son souffle jusqu’au bout.